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Rachat d’Informatica : ces défis qui attendent Salesforce (et ses clients)

Avec l’acquisition d’Informatica, Salesforce renforce considérablement ses capacités en matière de gestion et d’intégration de données pour alimenter ses solutions d’IA et son CRM. Mais ce rachat soulève des questions sur l’avenir des deux plateformes iPaaS du groupe, sur les délais d’intégration des technologies, et sur les conséquences de l’opération pour les clients d’Informatica.

Sans surprise. L’annonce du rachat d’Informatica par Salesforce pour huit milliards de dollars était attendue. Un an auparavant, le géant du CRM avait déjà tenté de mettre la main sur le spécialiste du MDM, de la gouvernance et de l’intégration de données.

Les promesses sont fortes. Il s’agit d’enrichir les données qui transitent dans Salesforce Data Cloud (ex-Genie, ex-Salesforce CDP, ex-Customer 365 audience), Agentforce, les solutions Customer 360, dans Tableau et à travers les API MuleSoft. Une approche déjà saluée par Noel Yuhanna, vice-président et analyste chez Forrester Research.

 « Informatica renforce l’architecture solide de Salesforce en ajoutant une expertise approfondie en matière de data fabric, d’intégration, de pipeline de données, de gouvernance, de qualité et de gestion des données de référence, en association avec Data Cloud, MuleSoft et Tableau de Salesforce », déclare-t-il.

Combler les trous dans les raquettes Salesforce Data Cloud et Agentforce

Selon Rita Sallam, directrice de recherche données et analytique chez Gartner, « l’acquisition d’Informatica par Salesforce est de nature à étoffer Data Cloud pour en faire une solution plus complète de gestion des données d’entreprise, d’analytique et d’IA ».

Évidemment, Salesforce met surtout en avant les agents IA. Là aussi, Noel Yuhanna approuve l’approche de Salesforce.

« La réalisation de toutes les promesses de l’IA nécessite une approche étroitement intégrée des données et de l’intelligence », considère-t-il.

« Les capacités avancées d’Informatica […] sont essentielles pour alimenter des agents intelligents capables d’interpréter et d’agir de manière autonome sur les données de l’entreprise », poursuit-il. « En associant Informatica à Data Cloud, MuleSoft et Tableau de Salesforce, la plateforme unifiée devient totalement prête pour les agents ».

« En associant Informatica à Data Cloud, MuleSoft et Tableau de Salesforce, la plateforme unifiée devient totalement prête pour les agents. »
Noel YuhannaVice-président et analyste, Forrester Research

Est-ce à dire que – contrairement à ce qu’affirme le géant du CRM – sans Informatica, il ne serait pas totalement prêt pour l’IA agentique ? En l’occurrence, Kate Leggett, vice-présidente et analyste principale chez Forrester Research, explique qu’Agentforce « n’a pas répondu aux attentes » de certains clients.

Ces entreprises se plaindraient « de fonctionnalités manquantes, de résultats incohérents » et évoqueraient « leur incapacité à comprendre le retour sur investissement ».

« Agentforce n’est disponible qu’à travers une interface visuelle (chat) et ne peut être intégré que depuis peu dans les flux de travail par le biais d’API », détaille-t-elle auprès du MagIT. Concernant les soucis de pertinence des résultats, Kate Leggett donne l’exemple d’un agent de développement des ventes qui « n’était pas cohérent dans le suivi des prospects ».

« L'adoption d'Agentforce n'a pas répondu aux attentes en raison des fonctionnalités manquantes, des résultats incohérents et de l'incapacité à comprendre le retour sur investissement. »
Kate LeggettVice-présidente et analyste principale, Forrester Research

Il y a donc des enjeux d’intégration et de contextualisation que le rachat d’Informatica pourrait résoudre. En outre, Salesforce est en train d’ajouter un moyen d’appliquer des règles sous forme de code Apex, développées en low-code/no-code ou en pro-code. Mais d’autres remarques ne concernent pas ce rachat.

« Les fonctionnalités vocales sont encore au stade de démonstration ». En la matière, puisqu’Adecco et Bouygues Telecom sont parmi les premiers grands adoptants d’Agentforce, le géant du CRM a fait venir, lors du World Tour parisien Carlos Ivan Lozano, directeur produit de la plateforme Agentforce. Le Dominicain, charismatique et polyglotte, a présenté en français les fonctions vocales prochainement disponibles dans d’autres langues que l’anglais.

Par ailleurs, « les agents IA packagés sont peu nombreux », liste Kate Leggett. « La tarification est opaque », poursuit l’analyste. « C’est l’une des raisons pour lesquelles Salesforce a introduit une nouvelle tarification il y a peu ».

La promesse d’une intégration « rapide »

Au vu des actions prises par Salesforce, ces problèmes sont clairement identifiés. Or, le rachat d’Informatica pose de véritables inconnues.

D’abord, Salesforce a promis des intégrations « rapides » entre ces technologies et celles d’Informatica, sans renseigner de délai précis. Selon le calendrier présenté par Salesforce, l’acquisition sera clôturée au cours de l’année fiscale 2027, c’est-à-dire en 2026. 

Pour rappel, entre l’acquisition de Tableau en 2019 et l’intégration effective des technologies de Salesforce et Tableau, il s’est écoulé deux années.

Concernant Mulesoft, dont l’acquisition avait été annoncée en mars 2018, il aura fallu attendre mars 2021 pour voir une intégration tangible avec MuleSoft Composer pour Salesforce.

Troisième et dernier exemple, les premières capacités communes à Salesforce et Slack furent disponibles en 2022. L’acquisition avait été dévoilée au début du mois de décembre 2020.

Deux ans semblent donc une durée moyenne pour que le géant du CRM intègre les technologies issues de ses plus gros rachats (6,6 milliards de dollars pour Mulesoft, 15 milliards de dollars pour Tableau et 27,7 milliards pour Slack).

Néanmoins, Noel Yuhanna croit que les clients d’Informatica bénéficieront d’un cycle d’innovation accélérée. Sur le papier, cela ne se vérifie pas. En septembre 2023, Tableau et MuleSoft ont aligné leur cycle de mise à jour sur celui de Salesforce en proposant trois mises à jour majeures par an au lieu de quatre. Slack a conservé son rythme mensuel. Sur le cloud, Informatica applique la même cadence.

Il y a toutefois des différences entre les différents produits de Salesforce. Les trois mises à jour annuelles concatènent un grand nombre de fonctionnalités développées au fil des mois. En coulisse, un porte-parole de Salesforce observe, concernant Agentforce, que des ajouts ou des modifications sont effectués environ toutes les deux semaines.

« Deux iPaaS ou ça casse » : le chevauchement entre les offres MuleSoft et Informatica, le point d’attention de ce rachat

Ensuite, il y a vraisemblablement une part d’inédit dans le fait d’acquérir Informatica. À partir de 2026, Salesforce possédera deux iPaaS.

« Salesforce devra résoudre les problèmes de chevauchement des capacités avec MuleSoft, intégrer les produits et les équipes d’Informatica au sein de Salesforce et préserver les relations avec les clients d’Informatica qui n’utilisent pas Salesforce », résume Noel Yuhanna de Forrester Research.

Des chevauchements « significatifs », selon Rita Sallam de Gartner.  

« Une période prolongée de rationalisation des produits est probable. »
Rita SallamDirectrice de recherche, Data & Analytics, Gartner

« Une période prolongée de rationalisation des produits est probable », anticipe-t-elle, sur LinkedIn. « Les clients actuels et potentiels d’Informatica devront rapidement prendre en compte les changements liés à la feuille de route des produits, aux contrats et licences existants, au support client et au statut à long terme d’Informatica en tant qu’éditeur de logiciels indépendant ».

Informatica n’est pas née au début des années 2000 comme Tableau (2003) ou MuleSoft (2006-2007). L’entreprise fondée en 1993 a vingt ans de plus que Slack (2013), et six ans de plus que Salesforce. Si Informatica mène une politique « cloud only », Intelligent Data Management Cloud (la plateforme PaaS qui rassemble l’ensemble de ses produits) n’est déployée que depuis 2021. Au premier trimestre fiscal 2025, l’éditeur revendiquait plus de 5000 clients et un revenu récurrent annuel de 1,7 milliard de dollars. Environ 848 millions de dollars d’ARR provenaient des souscriptions cloud, quand 422 millions sont liés aux abonnements self-managed et 433 millions à la maintenance.

Moins un enjeu de « legacy » que de stratégie commerciale

« En 2023, nous avons lancé PowerCenter Cloud Edition pour accélérer et automatiser une grande partie des efforts de migration associés à la modernisation de PowerCenter sur site vers IDMC », explique Informatica dans son bilan financier trimestriel. « En 2025, nous avons annoncé un calendrier pour la fin du support standard de notre offre PowerCenter sur site. À ce jour, nous avons signé des accords pour migrer environ 10,7 % de notre base installée de maintenance et de revenus self-managed sur site vers notre solution dans le cloud ».

En clair, beaucoup de clients ont encore et toujours un serveur PowerCenter on-premise, en sus des potentiels déploiements hybrides que prend en charge l’éditeur.

La bonne nouvelle, c’est que Salesforce n’a pas banni les déploiements sur site du côté de MuleSoft et Tableau. D’ailleurs, Tableau a réaffirmé récemment sa volonté de maintenir Tableau Server.

Il est clair que Salesforce n’aurait pas racheté Informatica s’il ne proposait pas déjà une offre de bout en bout dans le cloud. Néanmoins, MuleSoft, Tableau et Slack ont conservé leur marque et une indépendance partielle. LeMagIT a demandé à Salesforce si cela serait également le cas pour Informatica. Il n’a pas encore obtenu de réponse au moment de publier cet article.

Gaurav Dhillon, actuel président du comité de direction et PDG de SnapLogic, mais surtout cofondateur d’Informatica et dirigeant de l’éditeur jusqu’en 2004, s’est montré pessimiste à cet égard.

« Félicitations aux actionnaires, condoléances aux clients d’Informatica », écrit-il sur LinkedIn. « Ce rachat par Salesforce souligne certains faits saillants, MuleSoft est inadéquat pour gérer les données d’entreprise, et Salesforce doit posséder à la fois l’intégration des applications et des données pour soutenir sa vision Agentforce », poursuit-il.

« Si l’on se fie à l’expérience douloureuse des clients de MuleSoft, il s’ensuivra probablement des augmentations de prix prédatrices, une stratégie de produit non ancrée et une innovation étouffée. »
Gaurav DhillonCEO de Snaplogic, cofondateur d'Informatica

« Si l’on se fie à l’expérience douloureuse des clients de MuleSoft, il s’ensuivra probablement des augmentations de prix prédatrices, une stratégie de produit non ancrée et une innovation étouffée », lance-t-il. « Aujourd’hui, ni MuleSoft ni Informatica ne sont indépendants, et cette neutralité “suisse”, prisée par les acheteurs d’entreprises avisés, est irrévocablement perdue ».

Derrière ses propos acerbes, Gaurav Dhillon ne cache pas sa volonté : mieux promouvoir SnapLogic, concurrent frontal d’Informatica et MuleSoft sur le volet iPaaS. Certains de ces éléments sont toutefois observés avec plus de révérence par Gartner dans son Magic Quadrant de février 2025 dédié au marché iPaaS.

Selon les analystes de Gartner, MuleSoft a bien bénéficié de nouveautés, mais la plupart d’entre elles servent avant tout Agentforce et la gestion d’API existantes. Sur la période 2023-2024, l’éditeur aurait fourni moins de fonctions innovantes que les leaders du marché (Gartner le classe comme challenger). Surtout, « MuleSoft est de plus en plus positionné comme un moyen de connecter la plateforme Salesforce à des systèmes tiers, plutôt que comme un iPaaS autonome », écrivent les analystes de Gartner.

Les porte-parole de MuleSoft, eux, continuent d’affirmer qu’ils poursuivent des projets en dehors de l’écosystème de Salesforce, malgré la « confusion » créée par le marketing de Salesforce (dixit Gartner). Concernant la tarification, le cabinet d’analystes souligne que ses clients évoquent des coûts d’implémentations élevés et des temps de développement plus long du fait de l’approche de MuleSoft qui prône réutilisabilité et composabilité. Une philosophie qui ne serait pas adaptée aux projets plus « simples ». Si les coûts de l’iPaaS d’Informatica sont plus « élastiques », cette offre n’est pas adaptée aux petits déploiements non plus.

Enfin, Gartner souligne indirectement un point de convergence : quand MuleSoft est plus adaptée aux intégrations entre applications et interprocessus, Informatica gère mieux les intégrations de données. Faut-il voir le verre à moitié vide ou à moitié plein ?

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